Après des décennies de libéralisme, l’État reprend les commandes de l’économie
- marchesglobauxhec
- 26 mars
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Au cours des dernières décennies, le capitalisme de libre marché a dominé la façon dont nous abordons l’économie mondiale. Les gouvernements ont adopté une posture passive, laissant les marchés décider des vainqueurs et des vaincus, avec une réglementation minimale. Toutefois, les récentes perturbations économiques, telles que la pandémie du COVID-19, les tensions géopolitiques, les perturbations de la chaîne d’approvisionnement et les changements climatiques, ont forcé les gouvernements à revoir leur niveau d’intervention. Cela a entraîné un regain d’intérêt pour les politiques industrielles, qui sont utilisées pour protéger les industries naissantes, encourager l’innovation et défendre les intérêts nationaux.
Les autorités publiques ont de plus en plus recours à des subventions, à des tarifs douaniers et à des investissements directs pour influencer les marchés. Cette tendance à la relance de la politique industrielle contraste avec des décennies de libéralisme économique et de libre-échange, indiquant ainsi l’émergence d’une nouvelle ère de planification économique étatique.
Cet article vise à clarifier le concept de politique industrielle, à expliquer les raisons de son renouveau, à analyser ses implications économiques, ainsi qu’à évaluer si elle peut conduire à une économie plus robuste, ou bien si elle entraînera des inefficacités, du protectionnisme ou des conflits commerciaux.
Qu’est-ce que la politique industrielle et comment diffère-t-elle du capitalisme de libre marché?
Tout d’abord, que voulons-nous dire par politique industrielle? Plusieurs grandes organisations, telles que l’IMF, le WTO et l’OECD, se sont efforcées à répondre à cette question avec une définition qui leur est propre. Succinctement, la politique industrielle réfère à l’action des gouvernements de mettre en place des stratégies qui visent à promouvoir et supporter certains industries et secteurs économiques afin d’accroitre leur croissance, leur compétitivité et leur sécurité. De nombreuses politiques ont été mises en place dans ce but, telles que les subventions, les tarifs douaniers, les réglementations et les investissements directs. La première consiste à appuyer, par le biais de subventions directes, de crédits d’impôt ou de prêts à faible taux, les industries stratégiques en diminuant leurs couts de production. La seconde mesure vise principalement à défendre les industries nationales contre la concurrence internationale en imposant des droits de douane, des quotas d’importation et des normes techniques et réglementaires. La troisième impose aux entreprises de se conformer aux règles édictées par l’État. Enfin, la quatrième concerne les investissements de l’État dans les infrastructures, la recherche et le développement, ce qui favorise la croissance des entreprises.
La politique industrielle diffère, à plusieurs égards, du modèle économique actuel, qui est le capitalisme de libre marché. Ce dernier se fonde sur l’idée que les prix des produits et services sont déterminés principalement par l’offre et la demande, avec une régulation minimale de l’État. Pour qu’un marché soit qualifié de « libre », il doit répondre à plusieurs critères. Parmi ceux-ci, notons : la propriété privée, qui permet aux individus et aux entreprises de détenir les ressources productives ; le libre-échange, qui permet aux transactions commerciales de se dérouler sans entrave ; la concurrence, qui incite les entreprises à rivaliser pour attirer les consommateurs ; l’intervention minimale de l’État – libéralisme économique, qui se concentre uniquement sous la garantie du respect des contrats et de la protection des droits de propriété ; et le mécanisme des prix, qui font varier les prix en fonction de l’offre et de la demande.
Pourquoi les politiques industrielles sont-elles revenues en force au détriment du capitalisme de libre marché?
Nombreuses sont les raisons pour lesquelles les politiques industrielles gagnent en popularité. Une première est la détermination des pays les plus développés de devenir des puissances mondiales dans certains secteurs clés de l’économie. La Chine, qui a en place des politiques industrielles strictes depuis les réformes en 1978, domine l’industrie en matière d’innovation technologique. Les immenses progrès technologiques et en transition énergétique sont dus à l’utilisation de l’État pour subventionner des entreprises locales à travers le gouvernement et le secteur bancaire. Les pays les plus riches, tels que les États-Unis, le Canada et certains pays d’Europe, sont vue comme étant en retard sur la Chine en matière de progrès. Des politiques industrielles sont donc mises en place pour rattraper la Chine dans son succès et pour regagner leur compétitivité internationale. Ce pivot nécessite toutefois de s’éloigner de l’idéologie du capitalisme de libre marché et d’intervention minimale des gouvernements qui était prônée par les États-Unis et de leurs alliés dans le passé. En effet, la course à la transition écologique pousse les gouvernements à mettre en place des politiques industrielles et subventionner la recherche et la concrétisation de projet de transition énergétique. Des politiques industrielles comme l’Acte de réduction de l’inflation (IRA) aux États-Unis ou l’Acte d’une industrie «Net-Zéro» sont nécessaires pour atteindre l’objectif de carboneutralité, car les marchés à eux seuls ne peuvent pas réussir à financer cette transition. Ces politiques industrielles sont mises en place, mais elles limitent les pratiques qui ne viennent pas en aide à la transition énergétique, et donc, qui met de côté l’idéologie du capitalisme de libre marché.
Une deuxième raison est la montée des tensions géopolitiques, principalement entre les États-Unis et la Chine ou la Russie. Les politiques industrielles sont de plus en plus importantes pour combler le besoin d’être une puissance économique autonome. Utilisé comme outil de souveraineté et de sécurité nationale, économique et de chaine d’approvisionnement, les politiques industrielles permettent d’éviter de dépendre sur des rivaux géopolitiques afin de garder un avantage stratégique.
Une troisième raison, toujours en lien avec les échanges entre les pays et la course vers l’autonomie, à gagner en popularité à la suite du bouleversement des chaînes d’approvisionnement mondiales causé par la pandémie du COVID-19. La pandémie a engendré de nombreuses pénuries, particulièrement dans le secteur pharmaceutique et celui des semi-conducteurs. Cela a démontré la dépendance excessive des pays vis-à-vis d’autres pays, particulièrement la Chine. Par suite de cette prise de conscience, les gouvernements se sont remis en question sur la nécessité des politiques industrielles pour devenir plus indépendants de la Chine. Les politiques industrielles ont pris plus d’importance et les gouvernements dans l’Union européenne et les États-Unis on investis davantage dans la relocalisation de certaines chaînes d’approvisionnement à l’intérieur du pays et dans des pays alliés, pour protéger leurs approvisionnements. Ces politiques ont été davantage visibles dans les secteurs clés, comme l’énergie, la santé et les technologies. Par exemple, en 2022, le gouvernement des États-Unis a injecté $52.7 milliards en subvention pour encourager la production de semiconducteurs, la recherche et le développement de la main-d’œuvre dans ce secteur.
Une quatrième raison se rattache au fait que le capitalisme de libre marché a creusé des inégalités dans les sociétés depuis plusieurs décennies. Le capitalisme de libre-échange stimule l’innovation, réduit les coûts de certains biens et encourage la croissance globale. Cette idéologie de libre marché alimente toutefois la désindustrialisation à l’intérieur de nombreux pays, principalement aux États-Unis et en Europe, la délocalisation des entreprises vers des pays avec de faibles coûts de production et l’augmentation du taux de chômage et la disparité entre les classes sociales. Les politiques industrielles viennent aider à réduire ces inégalités. En effet, ces investissements stratégiques dans l’économie locale d’un pays aide à réindustrialiser certaines régions avec un grand potentiel commercial avec la construction d’usines, l’implantation d’activités innovantes et la création d’emploi de qualité qui réduit les inégalités salariales principalement dans les secteurs reliés au Green Deal en Europe ou au IRA aux États-Unis. Elles viennent aussi augmenter le capital humain des populations en investissant dans les formations professionnelles pour permettre une transition énergétique et numérique plus fluide. De plus, certaines politiques industrielles favorisent l’inclusion sociale des femmes, des jeunes et des personnes peu qualifiées dans des secteurs émergents.
Les politiques industrielles : positif ou négatif?
Il est indéniable que les politiques industrielles offrent des avantages considérables en matière de développement économique et technologique. Tout d’abord, elles permettent de stimuler l’innovation et d’améliorer la compétitivité des industries nationales en favorisant la recherche et le développement (R&D). Les États peuvent utiliser leur pouvoir de financement pour soutenir certains secteurs stratégiques, tels que les énergies renouvelables ou les semi-conducteurs. Ces investissements donnent lieu à une plus forte indépendance économique et technologique. En outre, ils contribuent positivement au développement économique et à la création d’emplois. En effet, investir dans les industries locales a pour effet de relocaliser certaines productions et de réduire la dépendance aux importations, ce qui stimule l’activité dans les régions en difficulté. Finalement, ces politiques peuvent influencer grandement certains sujets d’importance, comme la transition écologique. En imposant des normes environnementales plus strictes, ainsi qu’en subventionnant les technologies propres, les gouvernements peuvent accélérer l’atteinte de leurs objectifs de décarbonation dans le secteur industriel, tout en restant compétitifs sur les marchés mondiaux.
Toutefois, les politiques industrielles ne sont pas parfaites et peuvent même être néfastes si elles sont mal conçues ou mal mises en œuvre. Le premier risque qu’elles peuvent soulever est le coût financier élevé. Les subventions, crédits d’impôt et autres dispositifs font place à de grands investissements publics qui peuvent agrandir le niveau d’endettement de l’État. Sans une sélection rigoureuse des secteurs à privilégier, ces investissements peuvent entraîner une mauvaise allocation des ressources. Un deuxième problème important est le risque de distorsion du marché. En vérité, en subventionnant certaines entreprises ou certains secteurs, l’État peut entraver la concurrence et favoriser la survie d’entreprises moins performantes au détriment de nouvelles entreprises plus innovantes et plus compétitives. Le troisième problème majeur survient lorsque l’on adopte une approche protectionniste. L’adoption de barrières douanières et la subvention de certaines industries locales risquent de provoquer des représailles économiques de la part des partenaires commerciaux d’un pays. Ces tensions peuvent mener à des guerres commerciales, comme on en observe entre le Canada et les États-Unis. Cela fragilise les échanges internationaux et ralentit la croissance mondiale. Finalement, les politiques industrielles peuvent augmenter les inégalités sociales. Effectivement, les investissements dans certaines industries favorisent des secteurs ou des régions spécifiques, ce qui peut entraîner une concentration des investissements et des opportunités d’emploi dans certaines zones au détriment d’autres. De plus, ces politiques ont tendance à favoriser les travailleurs les mieux qualifiés, ce qui creuse l’écart avec les travailleurs moins qualifiés.
Le retour en force des politiques industrielles marque un tournant décisif dans la manière dont les gouvernements envisagent leur rôle économique et stratégique. Face aux limites révélées du capitalisme de libre marché, notamment sa difficulté à répondre efficacement aux crises sanitaires, climatiques, géopolitiques et sociales, les États reprennent une place centrale dans l’orientation des économies nationales. Loin d’être un simple retour au protectionnisme, cette nouvelle vague d’intervention publique vise à répondre à des enjeux stratégiques : gérer les risques commerciaux et géopolitiques, sécuriser les chaînes d’approvisionnement, accélérer la transition énergétique, renforcer la souveraineté technologique, et ainsi corriger certaines inégalités sociales engendrées par le capitalisme de libre marché. Toutefois, le capitalisme occupe toujours une grande place dans les économies et les politiques industrielles ont des limites. Leur efficacité dépendra de leur mise en œuvre concrète, de leur gouvernance transparente, et de leur capacité à s’intégrer dans une logique de collaboration entre pays, plutôt que de rivalité. Si elles sont bien menées, elles pourraient certainement ouvrir la porte à un modèle économique plus équilibré, adapté aux défis du XXIe siècle.
L'équipe Économie Mondiale